« Parles-moi un peu plus en détail de toi. »

« Honnêtement j'débourse pas des dizaines de Nanks pour raconter ma vie, les réseaux sociaux sont là pour ça. Et puis j'vous ai déjà prévenu. À trop vouloir en savoir, il va vous arriver des bricoles. »

« Explique-moi cela. Pourquoi est-ce qu'il « m'arriverait des bricoles » ? »

« J'peux pas laisser quelqu'un me connaître... connaître mon vrai moi, j'veux dire. Surtout quand il a été débauché par mes vieux ! »

« Ils veulent simplement s'assurer que tout va bien depuis ton retour. Il paraît que tu es souvent absent sans raison et... »

« Bien ? Vous n'avez rien bité de ce que je vous ai déjà dit ou quoi ? Alors d'accord... d'accord. Je vais me prêter au jeu, si vous y tenez tant. Je suis né dans une Cité qui m'a toujours semblé pourrie. Dans tous les sens du terme. Enfin en vivant du mauvais côté de la Frontière, c'est clair que les ruelles sont pas des plus esthétiques. Heureusement que la famille a le cirque. Pour des Périphérians, on vivait convenablement. Du coup vous vous doutez bien que j'ai toujours été élevé dans le domaine du spectacle et de l'acrobatie. Ça me plaisait bien. Mais une loi barbare oblige malheureusement les gosses à aller à l'école ! Un truc que je n'ai jamais supporté. J'étais nul ! Enfin vous avez du lire un peu les informations à ce sujet. C'était surtout pour les copains que j'y allais, ça me faisait une vie normale quoi. Et puis des copains... Je les appelais comme ça, mais ils étaient surtout des petits merdeux de profiteurs, parce que je les faisais entrer en douce au cirque les soirs de représentation.
« Je me souviendrai toujours de ma première véritable tentative de funambulisme. Je devais avoir huit ou neuf ans. Je faisais ça depuis que j'étais gosse, sur un fil à trente centimètres du sol. Mais là, mon père disait que si je passais pas le cap, je n'y arriverais jamais. Alors boum ! Il me cale directement en haut du chapiteau. Ma mère avait beau l'engueulé, il ne voulait pas renoncer. Et moi non plus, d'ailleurs ! J'ai toujours adoré le danger, j'y peux rien ! Quand même, ça me fait mal de l'avouer mais la vieille avait raison : et si je n'avais pas eu ce harnais à la taille, je serais mort depuis tout ce temps. Et je suis resté pendu dans le vide au moins trois heures ! C'était la meilleure punition qu'avait trouvé ma mère pour mon insouciance. Maintenant que j'y repense, ça me fait bien rire ! Hahaha ! Mais alors qu'on se le dise... Non, je n'ai pas de problème traumatique avec mes parents du à mon enfance. Tout va très bien de ce côté là. »

« Pourtant après l'école, ça a dégénéré, me trompé-je ? »

« « Me trompé-je ? » gnagnagna ! Si vous me posez la question c'est que vous n'vous trompez pas ! Ça a dégénéré avec mon père. Il ne voulait pas que je rate ma vie au cirque comme eux, qu'il disait. Ma mère disait que je devais faire mes propres choix. Moi, je disais que je l'emmerdais et que je bossais où bon me semblait. Parce que oui, j'avais beau être une tarte à l'école, j'ai eu mon diplôme haut la main hein, attention ! C'est pas les gens comme vous qui dites que les surdoués s'ennuient à l'école ? C'est un peu comme ça que je me suis rendu compte que j'étais peut-être plus intelligent que je ne voulais bien le croire. Enfin bref, après cette dispute je me suis cassé. Le lendemain, je reviens parce que j'avais un peu la dalle et que j'avais oublié mon argent, et je vois toutes mes affaires dans un sac avec un badge posé dessus. Quelques heures plus tard, ma mère chialait et mon père me regardait de ses yeux froids pendant que je tirais la tronche dans le véhicule qui allait me conduire jusqu'à la zone minière principale rattachée à la Cité. »

« Alors, est-ce que cette expérience vous a été bénéfique ? Et surtout, pourquoi êtes-vous revenu si vite ? »

« Là-bas... ça a été la plus grande expérience de ma vie. Pas le boulot, ça c'était atroce, surtout à dix-sept balais. C'est à cause de ça que j'ai loupé toutes les atrocités qui se sont produites. Vous l'avez vécu, on n'en a pas la même expérience... Mais ne savez pas ce que c'est que d'être loin... emprisonné... et entendre que des gens ont voulu tuer tous vos proches, et les autres. Vous êtes impuissants, vous vous contentez d'attendre des nouvelles... d'attendre la liste des victimes pour savoir si votre mère, votre sœur, est morte. À l'attaque des ouvriers j'ai perdu un ami. Et ma mère a perdu beaucoup de gens de sa famille que je ne connaissais que très peu. J'ai appris pour ce Général fou là. Qui aurait cru que... Enfin bref. À la Révolte d'Acier, j'ai... j'ai perdu ma petite sœur. Elle avait neuf ans. Neuf ans, vous vous rendez compte ? Et moi j'étais là-bas, tranquillement en sécurité à attendre que la vie passe ! »

« Toute votre famille vous préférait sans aucun doute en sûreté plutôt que dans ce brasier infernal. J'y ai perdu ma femme et un de mes fils, j'étais auprès d'eux et je n'ai rien pu faire pour les aider. »

« C'est là que j'ai commencé à prendre conscience des choses... Mais je ne savais pas... je ne savais rien. La Cité était en train de mourir, et il fallait faire quelque chose. Mais je ne pouvais pas m'attaquer à ce que j'ignorais. Heureusement il est arrivé. Tombé du ciel, il n'y a pas plus vrai ! Il s'est littéralement encastré dans la maison d'un des vieux travailleurs. Je l'ai rencontré... on a parlé. Il m'a compris, et lui était tout aussi frustré. Sauf que la Cité lui... il l'avait déjà sauvé. En sacrifiant sa vie, haha ! Quel malin. »

« Vous voulez dire que... ? »

« J'ai rencontré le Général fou, ouais. Étant donné les choses, il ne pouvait plus assurer la protection de Moncoohn. Il m'a longuement testé pour savoir si j'avais la force et le caractère nécessaires pour entreprendre une telle destinée. Et il m'a entraîné. Il m'a appris ce qui était essentiel à savoir. Des coins malfamés, des noms d'organisations de trafic... des têtes haut-placées à faire tomber... Et il m'a raconté son histoire. Il m'a confectionné ma combinaison. Et il m'a payé un allé simple pour Moncoohn. »

« Je... Je suis surpris par cette découverte. Pourquoi ne l'avez-vous pas dénoncé ? Vous saviez ce qu'il avait fait. Vous saviez tout, quels étaient vos sentiments à ce moment ? »

« L'admiration. Certes, il a fait une erreur, mais une erreur qu'il a su racheter mille fois, sans en tirer profit. Et puis, je devais monter tout un plan de retour. Expliquer que je revenais et que j'étais en âge de décider moi-même de ma vie... Travailler jour et soir pour couvrir mes sorties nocturnes. Devenir quelqu'un auquel on n'a pas envie de s'attacher, pour ne pas vivre les souffrances qu'ont vécu ceux qui ont voulu sauver notre Cité. »

« Vous feintez d'être aussi exécrable ? Mais n'en souffrez-vous pas ? »

« Mentir à tous ceux qui ont encore l'espoir de voir en moi quelqu'un de bien, c'est ce qui me déchire le plus. C'est un fardeau, chaque minute de chaque jour. Mais je me suis promis de poursuivre cette route et je le ferai. Moncoohn en a besoin. »

« Mais nous avons une Police, une Armée ! Pourquoi vous ? »

« Une Police qui craint de franchir la Frontière une fois la nuit tombée. Une Armée trop occupée à se préparer contre des ennemis vivant à des centaines de kilomètres. Je suis plongé dans la merde depuis que je suis gosse. Il n'y a pas mieux placé qu'un tel mec pour évacuer toute la fange de cette cité. Quelqu'un qui n'hésitera pas à mettre les deux mains dedans. »

« Vous pourriez avoir une vie simple et agréable, Hanin-Vann... »

« C'est bien gentil à vous mais ce n'est pas aussi simplement que je vois les choses. La séance est terminée. Merci docteur, mais tout cela fut particulièrement inutile. Tout ce que vous y gagnez, c'est de vous mettre en danger. Envoyez la facture à mes parents ! Qu'est-ce que c'est cher le psy ! Fiouh ! »

Le jeune homme attrapa sa veste, reprit cette expression arrogante sur le visage et s'en alla sans un mot de plus.