" Quel heureux temps que celui de l'enfance et de l'adolescence ! Toujours à la jouissance du moment, oublieuse du passé, insouciante de l'avenir. "

Awa repoussa les couvertures au loin; deux heures déjà qu'elle fixait le plafond de la Tanière sans parvenir à trouver le sommeil. Elle enfila un débardeur et jeta un coup d’œil à l'écran de sa montre. 4h02. Elle contempla les volutes de fumée se dispersant dans l'atmosphère moite de la Tanière. Les mêmes questions lui revenaient à l'esprit: qu'était devenue Kyara? Où était passée la jeune femme d'autrefois? N'existait-elle plus que dans ses souvenirs ou bien restait-il une trace d'elle quelque part?

Des souvenirs, Awa en avait des milliers, tous teintés d'une insouciance envolée qui les rendaient infiniment plus douloureux...


- Jacob! Jacob! Viens voir!
- Attends, j'arrive!
Le gamin déboula dans l'entrepôt, le sourire jusqu'aux oreilles. Il ressemblait trait pour trait à sa sœur. Les mêmes yeux verts, la même crinière auburn, la même malice dans le regard, les mêmes fossettes, le même sourire...

- Tu as réussi à réparer ma planche, hein? C'est ça?
- Pas tout à fait. Je n'ai pas JUSTE réparer ta planche... Regarde.
Kyara lui tendit l'objet en question. Le sourire de son frère s'élargit encore plus, si tant est que cela fût possible.

- Un propulseur autonome?!
L'adolescente hocha la tête.

- Je peux l'essayer, tu crois? Maintenant? Tout de suite?
- Bien sûr. Tant que tu ne vas pas faire le tour de Moncoohn avec et que tu n'arrives pas en retard au dîner; Papa et Maman vont vraiment m'en vouloir sinon.
Jacob passa ses bras trop courts autour du cou de sa sœur et plaqua deux baisers bruyants sur chacune de ses joues.
- Je t'aime.
- Moi aussi, Cobby.

Le gamin sauta sur sa planche avec la délicatesse d'un éléphant. Les fixations enlacèrent naturellement ses chevilles et les 4 micro-réacteurs à plasma se mirent en marche. Kyara contempla son oeuvre avec une satisfaction assumée. Ce n'était certes pas un gadget dernier cri, mais cela suffisait à combler son frère et c'est bien là tout ce qu'elle souhaitait.
Elle avait passé presque une après-midi à bidouiller dans l'entrepôt paternel. Ce dernier regorgeait de pièces détachées d'aéronefs, toutes hors d'usage au regard de la flotte moncoohnan mais pas à ses yeux. La découverte des 4 micro-réacteurs avaient illuminé sa journée, légèrement endommagés, une maintenance sommaire avait suffit à les remettre en parfait état. En un tour de main, l'antique planched de Jacob était devenu un propulseur qui n'avait rien à envier à ceux des gosses de riches.

" La pire souffrance est dans la solitude qui l’accompagne. "

Jacob rentra à l'heure ce soir-là. Kyara aussi. Mais lorsque, main dans la main, ils poussèrent la porte de leur maison, le spectacle qui les attendait n'avait rien de réjouissant, et c'était un euphémisme.

Leurs deux parents, ligotés à leurs chaises, baignaient dans une mare de sang. Des gouttelettes pourpres avaient éclaboussé le moindre centimètre carré des murs de la cuisine. Torses nus, un torchon trempé enfoncé dans la bouche, ils portaient des marques de brûlures sur les épaules et la poitrine. Des dents, arrachées, avaient été jetées à même le sol, à côté des doigts de son père. Les deux avant-bras de sa mère avaient lacérés jusqu'à l'os.
Kyara plaqua sa main sur les yeux de Jacob et l'attira contre elle. Elle aurait voulu lui dire quelque chose mais aucun son ne sortait de sa bouche. Son frère se mit à tousser et l'adolescente réalisa qu'à force de le serrer contre elle, elle était en train de l'étouffer. La douleur était trop forte, les larmes se mirent à couler en silence sur ses joues. Fermement pourtant, elle emmena Jacob dans sa chambre et le fit asseoir sur son lit.

- Cobby. Cobby! Regarde-moi.
Le gamin leva sur elle, son regard émeraude rempli de larmes. Kyara attrapa son autre main qui tremblait machinalement sur la couverture.
- Cobby; tu as dix ans maintenant bonhomme. Tu es un grand, tu ne vas pas pleurer d'accord? Cobby? Cobby! Réponds-moi!
- Ou... oui.
Elle s'était mise à hurler et le gamin pétrifié, baissait les yeux en se mordant la lèvre jusqu'au sang.
- Pardon, pardon, Cobby.


Awa essuya du revers de la main le coin de ses yeux pourtant secs. Elle alluma la lumière au dessus de son établis et attrapa la miniature sur laquelle elle travaillait. S'occuper les mains était une des meilleures façons de calmer ses nerfs. Surtout lorsque le pire restait à venir...


Kyara était perdue, mais elle n'eut pas le temps de se poser de questions. Une demi-douzaine d'hommes surgit de nulle part. La peur, ajoutée à l'horreur qui l'entourait, la figea sur place. Elle n'eut même pas le réflexe de prévenir Jacob. Les armures noires se refermaient sur elle lorsqu'elle entendit les cris de son frère.
- Non. Non! Nooon! Le touchez pas! Ne lui faites pas de mal! Cobby! COBBY!
- KYARA!
Le gamin jaillit dans le couloir comme un diable sorti de sa boîte. Trois types lui couraient après. Jacob était certes moins rapide, mais zigzagant de gauche et de droite, il était presque insaisissable. Tout se passa alors très vite. L'adolescente se débattait comme une furie pour se défaire de l'étreinte glacée qui l'emprisonnait et rejoindre son frère quand un des hommes la lâcha et dégaina son arme. Kyara mordit l'armure la plus proche et un goût de sang envahit sa bouche.
- KYA...
La balle partit sans un bruit et alla se ficher entre les deux yeux de Jacob. Le cri du garçon fut interrompu net, tout comme sa course. Son corps, encore frêle flotta un instant dans l'atmosphère moite du salon. Et Kyara, dans un état de conscience incertain, le vit tomber sur le sol, inerte. Un cri muet lui fit entrouvrir les lèvres mais se perdit dans la souffrance qui la submergea soudain. Elle perdit connaissance.


Awa essuya la larme qui coulait sur sa joue cette fois. Ce qu'elle avait enduré ensuite n'était rien. Le visage implorant de son frère, lui, la hantait, nuits et jours, depuis ce soir-là. Il était ce qui comptait le plus au monde pour elle. Le soleil de ses journées, la cerise de son gâteau, sa famille toute entière tant les absences répétées de ses parents les avaient rapprochés Cobby et elle. S'il était une chose qu'elle ne pouvait pas pardonner c'était bien celle là.
La mort de Cobby laissait un vide dans sa vie. La solitude qui pesait sur ses épaules, elle n'avait réussi à la combler qu'avec la Haine. La Haine avec un grand H.

" Quand il n’y a plus de solution, reste la vengeance. "

Après la mort de Cobby, Kyara avait souffert l'enfermement, la torture psychologique, les jours sans sommeil, les ultrasons pendant des heures. Puis, une fois que ses bourreaux avaient estimé que l'adolescente était suffisamment faible, ils étaient passés à la torture physique. Malheureusement pour eux, Kyara ne savait rien des activités terroristes de ses parents. Les heures d'interrogatoire n'avaient eu aucun résultat... si ce n'est de lui ôter un à un ses cinq sens et d'amplifier encore et encore la haine et la rage que la jeune fille portait en son coeur.

Lorsqu'on l'avait laissé pour morte dans une décharge des quartiers pauvres... Kyara ne pût se relever. Awa, elle, avait claudiqué jusqu'à l'abri le plus proche et s'y était effondrée, épuisée, vidée, détruite. C'était il y a 5 ans, jour pour jour, et la jeune femme qu'elle était désormais s'en rappelait comme si c'était hier.

Cependant, elle avait oublié la difficulté avec laquelle elle s'était remise. Les efforts qu'elle avait fournis et les sacrifices qu'elle avait faits pour réapprendre à vivre, seule; pour pouvoir s'offrir le coûteux gadget qui lui permettait désormais de sentir le souffle du vent sur sa peau, l'odeur du cambouis ou de distinguer les aéronefs loin au dessus de sa tête.
La seule chose dont elle se rappelait avec précision c'est la haine. La haine qu'elle éprouvait à l'égard de ses bourreaux, de cette cité qui lui avait tout pris sous des prétextes futiles, de ses parents même qui avaient fait de son frère et elle les victimes idéales d'un système rongé par le vice. La haine qui lui avait permis d'accomplir toutes ses choses, d'avancer, de nourrir chaque jour un peu plus une vengeance qui assurerait enfin la paix de son âme.

Sa vengeance. Elle l'avait longuement mûrie. Elle avait passé des mois à acquérir une condition physique qu'elle n'avait jamais eue. Elle avait étudié avec attention Moncoohn, son organisation militaire, politique, ses failles.
Puis elle s'était enrôlée dans l'armée. C'était il y a bientôt deux ans. Patiemment, elle gravissait les échelons. De simple soldat, elle était passée à officier navigateur; elle pilotait désormais son propre vaisseau et deviendrait sous peu responsable d'un bataillon, soit une demi-douzaine de navires. Plus tard, elle intégrerait les hautes instances militaires, du moins elle l'espérait; et alors, elle pourrait tirer les ficelles, créer le malaise au sein de l'armée, monter les soldats contre leurs dirigeants. Quelle meilleure position pour détruire Moncoohn que celle-là?


Le volumineux colis qui était arrivé, quelques semaines plus tôt, devant la porte de la Tanière, n'avait fait que renforcer ses convictions. Un hologramme éphémère accompagnait le présent, qui lui avait confié une nouvelle mission. Une mission qui dépassait sa vengeance personnelle, qui la sublimait.
Et maintenant, maintenant que Fong avait fait d'elle l'un des 50, maintenant elle la sentait juste au bout de ses doigts cette vengeance.
Juste là.


Awa tapa la combinaison à 15 chiffres sur le digicode à empreintes digitales qui surplombait l'établis. Une LED verte s'illumina et les étagères à outils s'écartèrent. L'éclat rouge de l'armure se refléta dans ses yeux gris-vert; elle en caressa la surface avec douceur et sa bouche esquissa un sourire.
Elle avait la réponse à sa question.

Non. Kyara n'était plus, parce que Kyara n'aurait pu accomplir ce destin.
Seule Awa le pouvait.